Christian Lorenzi, Lionel Obadia et Anne Simon | Le problème du silence de la nature | Avec Philosophie | Géraldine Muhlmann prod. | France Culture | 11 nov. 2024

Le silence de la nature n’est pas seulement une absence de bruit, il reflète aussi parfois notre incapacité à percevoir les sons subtils qui nous entourent. Dans certains cas, ce silence est causé par l’impact de l’activité humaine, qui étouffe les bruits naturels. Ce phénomène devient également une métaphore de nos préoccupations écologiques, symbolisant la perte progressive de la biodiversité. En fin de compte, ce silence peut être vu comme un appel à une écoute plus attentive et plus respectueuse de notre environnement.

Une nature aux bruits effacés

Bernie Krause, pionnier de l’écologie sonore, a initié dans les années 1970 l’enregistrement des paysages acoustiques pour capter l’évolution des habitats naturels. Christian Lorenzi commente ces enregistrements réalisés à un an d’intervalle dans les années 80 : “Ce que vous avez entendu ici, ce sont des enregistrements qui ont été menés […] à l’aube, avec exactement le même matériel, la même procédure.” Il souligne le contraste entre les deux moments : dans le premier, la richesse des sons d’oiseaux résonne pleinement ; dans le second, cette vie sonore est réduite. “Pour vos yeux, cela n’a aucun impact. Mais pour vos oreilles, c’est une toute autre histoire.”, exprime Christian Lorenzi, signalant par que les changements de la nature s’entendent mieux qu’ils ne se perçoivent. Cet effacement des sons naturels évoque pour Lorenzi “un printemps silencieux” , une disparition des espèces qui, au-delà de l’écosystème, prive l’humain d’un “ressourcement majeur, ces moments dans lesquels on se sent bien.”

L’alerte silencieuse d’une nature en agonie

Les phénomènes acoustiques de la nature sont parfois interprétés comme les signes d’un cri silencieux et pressant de la Terre. Lionel Obadia souligne qu’une telle perception s’inscrit dans une dynamique où “les sons étranges” qui résonnent en divers lieux sont “immédiatement transcrits en termes surnaturels.” Il évoque “une représentation sous-jacente” , celle d’ “une terre avec une intention, avec une souffrance, avec une émotion, qui est Gaïa en pleine agonie.” Derrière ces échos, se glisse donc un appel symbolique : celui de “l’alerte des humains aux humains” , un message qui utilise le silence et les sons déformés pour incarner l’urgence écologique dans notre imaginaire collectif.

Nature et littérature : Kafka et Proust

Le silence et le bruit trouvent aussi leur place dans la littérature, où ils révèlent la perception de l’altérité et de l’intimité. Dans Le Terrier de Kafka, une créature souterraine écoute des bruits inconnus, devenus “le signe de l’altérité […] l’adversaire.” Elle devient “un être aux aguets, permanent”, toujours troublée dans sa quête de silence. Anne Simon souligne que cette tension entre silence et bruit évoque la fragilité des frontières entre soi et l’autre. Quant à Proust, le silence permet de réinventer la perception : “Le silence du monde nous permet de mieux voir ou de voir autrement.” Pour lui, un sens perdu ne réduit pas la sensibilité, mais l’enrichit, révélant que “le silence est interne au langage poétique”, comme une pause essentielle pour l’expression artistique.

Christian Lorenzi est professeur de psychologie expérimentale à l’Ecole normale supérieure de Paris (Université PSL, Paris). Ses travaux récents en “écologie auditive humaine” s’orientent vers l’étude des capacités et mécanismes auditifs permettant aux êtres humains de percevoir les paysages sonores naturels, leur composition (biologique et géophysique), les processus écologiques à l’oeuvre et leurs variations. Il a publié :

• Lelic, D., Picou, E., Shafiro, V., & Lorenzi, C. (2024). Sounds of nature and hearing loss: A call to action. Ear & Hearing.
• Miller-Viacava, N., Lazard, D., Delmas, T., Krause, B., Apoux, F., & Lorenzi, C. (2024). Sensorineural hearing loss alters auditory discrimination of natural soundscapes. International Journal of Audiology, 1-10.
• Lorenzi, C., Apoux, F., Grinfeder, E., Krause, B., Miller-Viaca, N., Sueur, J., (2023). Human auditory ecology : Extending hearing research to the perception of natural soundscapes by humans in rapidly-changing environments. Trends in Hearing, 27, 1-28.

Lionel Obadia est professeur d’anthropologie à l’Université de Lyon 2, ancien Fellow de l’Institut d’Etudes avancées de Strasbourg (USIAS 2014-2016) et de l’Université d’Oxford (2021-2022). Rattaché au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA), ses recherches ont d’abord porté sur l’anthropologie des religions asiatiques en contexte de globalisation, la magie et la sorcellerie dans l’Occident moderne, et la spiritualité d’Auroville, en Inde du Sud. Depuis le début des années 2020, il se consacre aussi à l’anthropologie de la high-tech, de l’Intelligence artificielle et de la robotique, et des imaginaires technoculturels en général. Il a publié :

• La sorcellerie, mythes et réalités (Le Cavalier Bleu, 2022)
• La spiritualité (La découverte, 2023)
• L’au-delà : Penser la vie après la mort, à travers l’histoire et les cultures (Eyrolles, 2024)

Anne Simon est directrice de recherche au CNRS et professeure attachée au département de Littératures et Langage à l’École normale supérieure (Paris). Elle y est responsable du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine, et des carnets PhilOfr, « Animots » et « Pôle Proust ». Initiatrice des études littéraires portant sur l’animalité, elle est l’autrice de Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique (Wildproject, 2021), et la coéditrice de « Zooopoétique », Revue des Sciences humaines, 2017. Elle a aussi publié quatre essais sur Proust. Elle a publié :

• Rachel Carson, Sous le vent de la mer [Under the Sea-Wind, 1941], préface de Margaret Atwood, postface d’Anne Simon, traduit de l’anglais par Pierre de Lanux (1951), révisée par Clément Amézieux (2024), Wildproject, 2024.
• Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, 2021.
• La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la surimpression, Paris, Classiques Garnier, 2018.
• Trafics de Proust. Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze, Barthes, Paris, Hermann, 2016.